Le nihilisme

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 Nihilisme et oubli de l’être 

Quant à Heidegger, il accorde à l’analyse du nihilisme par Nietzsche une signification cruciale: « Le nihilisme, indique-t-il, est le mouvement universel des peuples de la terre engloutis dans la sphère de puissance des Temps modernes. » Mais il estime que Nietzsche, loin de surmonter le nihilisme, l’a porté à son achèvement, parce qu’il n’a jamais pu saisir l’essence intime de la métaphysique, dont le nihilisme procède. La preuve en est, selon Heidegger, que les concepts nietzschéens sont tous marqués du sceau de la métaphysique: volonté de puissance et Retour éternel sont définis, en fonction de la dualité spécifiquement métaphysique de l’essentia et de l’existentia, tandis que, de son côté, le thème du surhomme est l’expression paroxystique de la « subjectivité » de l’homme en tant qu’animal raisonnable, conformément à la conception d’Aristote. Simplement, la hiérarchie des termes est inversée, c’est désormais l’animalité qui s’exhibe dans le déchaînement des instincts, de même que, par l’effet du retournement du platonisme, la réalité sensible vient occuper la place tenue par le monde intelligible. La méditation nietzschéenne reste ainsi inféodée au destin de la métaphysique, qui requiert l’objectivation illimitée de l’« étant » afin de garantir à la subjectivité humaine et à sa « représentation » la domination absolue. Rien d’étonnant, alors, si cette subjectivité, encore cachée dans le thème platonicien de l’Idée, s’affirme chez Nietzsche volonté de puissance, puisqu’il appartient à la nature de cette subjectivité de revendiquer un pouvoir inconditionnel et que la volonté de puissance, précisément, est la volonté qui se veut elle-même dans le cercle du Retour. La métaphysique nietzschéenne de la vie relaie la métaphysique de l’esprit qui avait, chez Hegel, capté le sens du cogito cartésien et de la raison pratique kantienne. De ce point de vue, la volonté de puissance manifeste le sens métaphysique de la technique moderne, ainsi qu’en témoignent, tout spécialement, deux œuvres d’Ernst Jünger, La Mobilisation totale et Le Travailleur, dans lesquelles Heidegger reconnaît la pensée extrême du nihilisme actif guidée par ce concept nietzschéen de la volonté de puissance.

Ultime confirmation: Heidegger insiste sur le fait que Nietzsche traite toujours le néant du nihilisme comme un néant de valeur, et non comme un néant d’être. Ou, plus subtilement, Nietzsche n’appréhende que le néant qui se donne dans l’expérience de la non-valeur, c’est-à-dire le néant qui concerne « l’étantité de l’être », et jamais le néant authentique que Heidegger réfère à la vérité de l’Être dont il serait ainsi le « voile ». C’est pourquoi, également, Nietzsche manque le sens de l’illusion qui dissimule l’être, il s’obstine à fixer le statut de l’illusion à partir d’une analyse de l’Art, maintenant par là sa réflexion dans l’orbite du platonisme.

Pour vaincre le nihilisme, Heidegger suggère de renoncer à toutes les catégories métaphysiques et de questionner inlassablement vers l’Être. Car il s’agit de penser, non point (à l’exemple de la métaphysique) l’être de l’étant, ou la totalité des étants, ou l’Étant suprême appelé Dieu, mais la « vérité de l’être » dans sa différence avec l’étant, différence que Heidegger nomme le Pli. À cette condition seule, on arrachera à la métaphysique le secret de sa puissance nihiliste, qui est d’être l’histoire de « l’oubli de l’être ».

Très stimulantes en soi, les thèses heideggériennes, quand elles s’appliquent aux idées de Nietzsche, leur infligent cependant trop de distorsions pour être convaincantes. Mais leur mérite est de fixer l’attention sur l’énigme ontologique du nihilisme moderne, dont chacun subit la formidable menace, et de souligner l’actualité des interprétations nietzschéennes. Philosophe du nihilisme, Nietzsche est bien, à cet égard, ce qu’il prétendait être: un « élément fatal et décisif placé aux portes qui séparent deux millénaires ».

Source : Encyclopædia Universalis France S.A. - Site : www.universalis.fr